Urgence climatique : adoption d´une demande d'avis consultatif à la Cour Internationale de Justice (CIJ)
par Nicolas Boeglin, Professeur de droit international public, Faculté de droit, Universidad de Costa Rica (UCR). Contact : nboeglin@gmail.com
Le 29 mars dernier, l'Assemblée générale des Nations Unies a adopté une résolution demandant formellement à la Cour Internationale de justice (CIJ) de se prononcer sur les obligations des Etats face aux effets du changement climatique, et ce par le biais d'un avis consultatif.
L'adoption de cette résolution a été saluée par le Secrétaire général des Nations unies (voir son discours) ainsi que par le Haut Commissaire des Nations Unies aux Droits de l'Homme (voir le communiqué de presse) tout comme par un grand nombre d'États et d'organisations de la société civile.
La demande d'avis
consultatif en bref
Cette initiative a d'abord été menée par un État insulaire du Pacifique, le Vanuatu, et ce depuis plusieurs années : cette note de 2019 en témoigne ; plus d'informations sur le long cheminement suivi par le Vanuatu sont disponibles sur cet hyperlien. On rapellera que les Etats insulaires du Pacifique sont parmi les plus vulnérables aux effets du changement climatique, avec la perspective de migrer de leurs populations qui se discute depuis bientôt 10 ans (voir rapport des Nations Unies de 2014).
En juillet 2022, les chefs d'État et de gouvernement des
États insulaires du Pacifique réunis au sein du Pacific Forum Islands ont réitéré leur ferme soutien à
cette initiative (voir leur communiqué
officiel).
Le Vanuatu, qui a décrété en mai 2022 un "état d´urgence climatique" (voir note parue dans GEO) et étant à la tête du groupe des États insulaires du
Pacifique les plus touchés par le changement climatique, a habilement
articulé ses efforts diplomatiques avec la société civile et d'autres États au
sein des Nations Unies: en effet, le texte de cette résolution a été adopté sans vote,
grâce à la technique du consensus.
Il convient de noter qu'en 2011 et 2012, le Président d'un
autre État insulaire du Pacifique, Palau, avait déjà exprimé la même
possibilité de recourir à la justice internationale lors de sa visite aux
Nations unies (voir cette note
de 2011 et ce communiqué de presse
des Nations Unies de février 2012). Pour des raisons qu'il serait très
intéressant de connaître, Palau a finalment décider de désister de cette
proposition.
Le projet de résolution A/77/L.28 adopté le 29 mars 2023
(voir hyperlien
pour accéder aux différentes versions officielles) est intitulé "Request
for an advisory opinion of the International Court of Justice on the
obligations of States in respect of climate change / Demande d'avis consultatif de la Cour
internationale de justice sur les obligations des États à l’égard des
changements climatiques".
Les deux questions auxquelles devra répondre le juge
international de La Haye sont les suivantes :
“Eu égard en
particulier à la Charte des Nations Unies, au Pacte international relatif aux
droits civils et politiques, au Pacte international relatif aux droits
économiques, sociaux et culturels, à la Convention-cadre des Nations Unies sur
les changements climatiques, à l’Accord de Paris, à la Convention des Nations
Unies sur le droit de la mer, à l’obligation de diligence requise, aux droits
reconnus dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, au principe de
prévention des dommages significatifs à l’environnement et à l’obligation de
protéger et de préserver le milieu marin :
a) Quelles sont, en
droit international, les obligations qui incombent aux États en ce qui concerne
la protection du système climatique et d’autres composantes de l’environnement
contre les émissions anthropiques de gaz à effet de serre pour les États et
pour les générations présentes et futures ?
b) Quelles sont, au
regard de ces obligations, les conséquences juridiques pour les États qui, par
leurs actions ou omissions, ont causé des dommages significatifs au système
climatique et à d’autres composantes de l’environnement, à l’égard :
i) Des États, y compris, en particulier, des petits États insulaires en
développement, qui, de par leur situation géographique et leur niveau de
développement, sont lésés ou spécialement atteints par les effets néfastes des
changements climatiques ou y sont particulièrement vulnérables ;
ii) Des peuples et des individus des générations présentes et futures
atteints par les effets néfastes des changements climatiques ?”
On notera dans les questions posées au juge international de La Haye les références aux droits et aux obligations des Etats, mais aussi aux droits des individus et des populations affectées par le changement climatique.
Une résolution
adoptée par consensus
Contrairement à un texte adopté par vote (où les opposants
sont obligés de se démasquer avec leur vote contre, tout comme les Etats qui
s´abstiennent), un texte adopté par consensus (qui n´est rien d´autre que
l´absence constatée d´objection à un
texte) constitue en soi un exploit diplomatique. Comme il s'agit de l'Assemblée
Générale des Nations unies, ce texte envoie un signal important au reste de la
communauté internationale et, soit dit en passant, renforce le rôle joué par
les promoteurs de cette initiative. Ce résultat sous-entend que la formulation
du texte a été révisée à maintes reprises afin de garantir qu'aucun État ne
puisse s'opposer au contenu du texte lors de sa présentation par le Président
de l'Assemblée Générale aux 193 Etats membres.
À cet égard, il convient de saluer la grande habileté de
l'appareil diplomatique des promoteurs de cette initiative (et de leurs alliés)
pour s'être mis d'accord sur une rédaction des questions formulées au juge
international de La Haye, et ce malgré les objections que certains des États
responsables des plus fortes émissions de gaz à effet de serre ont pu exprimer
: malgré les réserves que ces derniers ont pu avoir, aucun d'entre eux ne s'est
aventuré à demander un vote le 29 mars, de telle sorte que cette résolution a
été adoptée par consensus.
Le délégué américain, dans l'"explication de vote" qui ne s'est jamais matérialisé en tant
que tel, dès l'adoption de la résolution, a cru bon d'indiquer son opposition à
certaines références faites dans le préambule et de souligner, entre autres
points (voir texte
officiel), que :
“Nous avons examiné
attentivement cette question, reconnaissant la priorité que Vanuatu et d'autres
petits États insulaires en développement ont accordée à la demande d'un avis
consultatif auprès de la Cour internationale de justice dans le but de
progresser vers la réalisation des objectifs en matière de climat.
Toutefois, nous
craignons que ce processus ne complique nos efforts collectifs et ne nous
rapproche pas de la réalisation de ces objectifs communs. Nous pensons que le lancement d'un processus
judiciaire - en particulier compte tenu de la vaste portée des questions -
accentuera probablement les désaccords et ne sera pas propice à faire avancer
des processus diplomatiques et de négociation en cours. À la lumière de ces préoccupations, les
États-Unis ne pensent pas que cette initiative soit la meilleure approche pour
atteindre nos objectifs communs et saisissent cette occasion pour réaffirmer
leur point de vue selon lequel les efforts diplomatiques sont le meilleur moyen
de s'attaquer à la crise climatique”
(Traduction libre de l´auteur de:
“We
have considered this carefully, recognizing the priority that Vanuatu and other
Small Island Developing States have placed on seeking an advisory opinion from
the International Court of Justice with the aim of advancing progress towards
climate goals.
However, we have
serious concerns that this process could complicate our collective efforts and
will not bring us closer to achieving these shared goals. We believe that
launching a judicial process – especially given the broad scope of the
questions – will likely accentuate disagreements and not be conducive to
advancing ongoing diplomatic and negotiations processes. In light of
these concerns, the United States disagrees that this initiative is the best
approach for achieving our shared goals, and takes this opportunity to reaffirm
our view that diplomatic efforts are the best means by which to address the
climate crisis”).
Comme indiqué précédemment, ni les États-Unis ni aucun autre
État n´a demandé de vote lors de l'examen de ce projet de résolution. La
position du délégué américain peut être comparée avec celle exprimée par
l'Union européenne (UE) (voir hyperlien)
ou avec la position de la déléguée de l´Allemagne (voir hyperlien)
ou encore celle du délégué de la Norvège (voir hyperlien).
En fait, le texte adopté le 29 mars 2023 est similaire à
celui rendu public fin novembre 2022 : après de longues journées et
consultations, un groupe d'États réuni par le Vanuatu en octobre 2022 (dit
" Core Group " évoqué par
le Vanuatu dans son discours
à l'Assemblée générale) a rédigé le texte de la future résolution. Ce groupe a
rassemblé les 18 États suivants, issus de latitudes et de continents très
divers : l'Allemagne, l´Angola, Antigua-et-Barbuda, le Bangladesh, le Costa
Rica, le Liechtenstein, la Micronésie, le Maroc, le Mozambique, la Nouvelle-Zélande,
le Portugal, la Roumanie, Samoa, la Sierra Leone, Singapour, l´Ouganda, Vanuatu
et le Vietnam (voir note
du CIEL). Dans l'hémisphère américain, seuls Antigua-et-Barbuda et le Costa
Rica ont intégré ce groupe d´Etats.
Dans les prochaines semaines, cette demande d'avis
consultatif sera transmise à la CIJ pour être examinée par les 15 juges de La
Haye.
Il y a quelques mois, la même Assemblée Générale des Nations
Unies a également demandé un avis consultatif au juge de La Haye sur une autre
question sur laquelle il fut impossible de parvenir à un consensus entre ses
193 membres : les effets juridiques de l'occupation et de la colonisation
prolongées de la Palestine par Israël. En l'absence d'accord, il a fallu
procéder à un vote : nous avons eu l'occasion d'analyser les résultats du vote
du 30 décembre 2022 et notamment la position adoptée par les Etats d'Amérique
latine (voir notre brève note
en espagnol à ce sujet intitulée "América Latina ante solicitud de
opinión consultiva a justicia internacional sobre la situación en Palestina,
breves apuntes sobre insólito voto en contra de Costa Rica", publiée
dans LaRevistacr, édition du 1/02/2023).
Une demande similaire
adressée au Tribunal International du Droit de la Mer
En décembre 2022, le Tribunal international du Droit de la
Mer (TIDM, connu par ses sigles en anglais “ITLOS”) a été saisi d'une demande
d'avis consultatif émanant d'États insulaires préoccupés par l'élévation du
niveau de la mer et la pollution marine, ainsi que par d'autres altérations du
milieu marin qui les affectent. Ces États insulaires étaient menés par Antigua-et-Barbuda
et Tuvalu.
La question posée concerne les dispositions de la Convention
sur le droit de la mer de 1982 (voir le texte
en francais de la demande) et se lit comme suit :
“Quelles sont les
obligations particulières des États Parties à la Convention des Nations Unies
sur le droit de la mer (« la CNUDM »), notamment en vertu de la partie XII :
a) de prévenir,
réduire et maîtriser la pollution du milieu marin eu égard aux effets nuisibles
qu’a ou peut avoir le changement climatique, notamment sous l’action du
réchauffement des océans et de l’élévation du niveau de la mer, et de
l’acidification des océans, qui sont causés par les émissions anthropiques de
gaz à effet de serre dans l’atmosphère ?
b) de protéger et
préserver le milieu marin eu égard aux incidences du changement climatique,
notamment le réchauffement des océans et l’élévation du niveau de la mer, et
l’acidification des océans ?”
Comme chacun sait, la Convention sur le Droit de la Mer de
1982 est à ce jour le seul instrument normatif universel existant dans le
domaine marin (voir l'état
officiel des signatures et ratifications), avec 168 États parties.
Une démarche similaire observée au niveau interaméricain
Au niveau interaméricain, l'urgence climatique a également donné lieu à une récente demande d'avis consultatif : en janvier 2023, c'est la Cour Interaméricaine des Droits de l'Homme qui a été saisie conjointement par le Chili et la Colombie concernant les obligations des États en matière de droits de l'homme face à l'urgence climatique et les mesures urgentes qu'ils devraient prendre (voir le texte complet de la demande d'avis consultatif en espagnol).
La Cour de
San José devra répondre à six questions. On notera que deux d'entre elles (B et
E) se réfèrent expressément aux dispositions de l'Accord d'Escazú : nous avons
eu l'occasion d'analyser les deux récentes ratifications (Belize et Grenade)
enregistrées en mars 2023, ainsi que l'utilisation remarquée – et fort peu
commentée - de l'Accord d'Escazú par le juge interaméricain dans l'un de ses
derniers arrêts condamnant le Chili (voir notre note
sur le sujet en espagnol intitulée "Acuerdo
de Escazú : a propósito de dos nuevas ratificaciones (Granada y Belice) y de su
uso reciente por parte de la Corte Interamericana de Derechos Humanos
publiée sur le site juridique DIPúblico (Argentine), édition du 28/03/2023).
En guise de conclusion
Il est assez inhabituel d'observer que trois juridictions
internationales différentes soient sollicitées presque simultanément sur des
questions similaires en matière consultative. Comme on le sait, la fonction
consultative permet à une juridiction internationale de faire connaître son
interprétation sur des questions juridiques faisant l'objet de dissensions
et/ou de désaccords. Son interprétation concernant la portée exacte d'une norme
internationale applicable jouit d'une autorité qu'aucun État, groupe d'États ou
organisation internationale ne peut contester.
Cet intérêt soudain pour des avis consultatifs de
juridictions internationales en vue de clarifier la portée des obligations
internationales des Etats en matière de changement climatique trouve
probablement son origine dans la réponse timide de la communauté internationale
lors de la dernière COP-27 qui s'est tenue en novembre 2022 en Egypte : il a
finalement été convenu, face aux demandes légitimes de compensation pour les
dommages et pertes causés à de nombreux Etats par le changement climatique, de
créer un organe (voir hyperlien
officiel). Il convient de noter que le 29 mars 2023, les travaux du "Comité de Transition" se sont
achevés lors de sa première réunion dans la ville de Louxor (voir hyperlien
officiel), un organe mis en place lors de la COP-27 pour examiner la question
des pertes et préjudices.
Par ailleurs, la situation climatique et l'extrême
vulnérabilité de certaines populations au changement climatique expliquent
également ces trois initiatives devant les juridictions internationales, deux
au niveau universel et une au niveau interaméricain.
Cet empressement résulte également du fait qu'à ce jour, la
communauté internationale n'a pas encore pu se mettre d'accord sur des mesures
permettant d'inverser substantiellement l'augmentation progressive des
températures, malgré plus de 25 ans de données scientifiques sur les effets
dramatiques du changement climatique : voir sur ce sujet le dernier rapport
du Groupe Intergouvernemental d´Experts sur l'évolution du climat (GIEC) des
Nations Unies de 2023.
Il est à noter qu'en droit interne cette fois, la justice climatique fait également l'objet de nombreuses actions en justice en raison d'un certain nombre d'activités autorisées par les Etats eux-mêmes, qui sont parfois en contradiction avec leurs engagements internationaux en matière de lutte contre le changement climatique. On peut citer l'exemple, parmi tant d'autres, de la justice néerlandaise qui, en 2019, dans l'affaire Urgenda (voir lien et un commentaire de l'arrêt publié en Belgique), a condamné l'État pour ne pas avoir maintenu le rythme de réduction des émissions de gaz qu'il s'était engagé à respecter. Même chose observée en Allemagne, avec son juge constitutionnel en 2021 (voir lien et commentaire de l'arrêt publié dans une revue spécialisée en Espagne). Plus frappant, étant donné qu´il s´agit de l´Etat dans lequel se sont déroulées en décembre 2015 les négociations d´un accord portant le nom de sa capitale, le juge administratif français a condamné la France pour son inaction climatique en octobre 2021 (voir note et décision du Tribunal Administratif). Plus récemment, une autre décision du Conseil d'Etat a condamné l'Etat français pour non-respect de ses engagements, cette fois-ci en matière de qualité de l'air (voir décision d'octobre 2022). La publication intitulée "Les grandes affaires climatiques" (2020) permet d´apprécier la diversité des actions légales menées par individus et organisations de la société civile de par le monde.
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