Cour internationale de Justice: éternel bel âge?
Décidément, les mois passent et se
ressemblent...La pandémie de Covid-19, que l’on n’avait guère attendue, et dont
d’aucuns avaient pensé qu’on pût se libérer promptement, grève toujours aussi
sévèrement, si pas dramatiquement, nos existences. Dans le monde de la justice
internationale, elle avait rendu
impossible, en 2020, la célébration d’événements historiquement aussi
significatifs que le centenaire de l’adoption du Statut de la Cour permanente
de Justice internationale (CPJI) ou le soixante-quinzième anniversaire de la
signature de la Charte des Nations Unies, dont le Statut de la Cour
internationale de Justice (CIJ) fait partie intégrante. Aujourd’hui, elle
menace de plonger dans l’oubli une autre étape importante du processus de
développement du règlement judiciaire international: l’entrée en fonctions de
la CIJ, en avril 1946.
On se souviendra que la CPJI avait tenu sa
dernière séance privée en octobre 1945, non sans prendre toutes les mesures
requises à l’effet d’assurer la continuité de la juridiction internationale
ainsi que le transfert de ses archives et de ses biens à la nouvelle Cour. Les
juges de la CPJI avaient remis leur démission au Secrétaire général de la
Société des Nations (SdN) fin janvier 1946 et les premières élections à la CIJ
se tinrent à Londres le 6 février suivant. Ceux des juges élus qui se trouvaient présents à
Londres se réunirent sans attendre, de façon officieuse, et le Dr. Guerrero,
ancien Président de la CPJI et doyen d’âge, fut chargé d’organiser la première
réunion formelle de la CIJ le 3 avril 1946, à La Haye, au cours de laquelle
devaient être examinées diverses questions pressantes telles que
l’établissement du Règlement de la Cour, les privilèges et immunités des juges,
le budget de l’institution, ainsi que l’élection du Président et du
Vice-Président et la préparation de l’audience solennelle d’ouverture de la
Cour. Cette audience fut fixée au 18 avril 1946, date à laquelle la
vingt-et-unième Assemblée de la SdN décida la dissolution de la CPJI.
Entre-temps, aux termes d’un accord conclu entre le Secrétaire général des
Nations Unies et le président de la Fondation Carnegie, les locaux occupés, au
palais de la Paix, par la CPJI, furent remis à la CIJ.
La séance inaugurale de la Cour se tint comme
prévu le 18 avril, dans la grande salle de Justice du Palais, archi-comble pour
l’occasion, en présence d’éminentes personnalités au nombre desquelles LL.AA.RR. la Princesse
Juliana et le Prince Bernhard des Pays-Bas, le Président de la première
Assemblée générale des Nations Unies, Paul-Henri Spaak, le Ministre des
affaires étrangères des Pays-Bas, M.J.H. Van Roijen, ainsi que M. de Monchy,
Bourgmestre de La Haye et l’ensemble du Corps diplomatique. Dans son discours,
imprégné de cet art oratoire dont il avait le secret, Paul-Henri Spaak lança
ces mots: « je n’oserais pas affirmer que la Cour internationale de
Justice est l’organisme le plus important des Nations Unies, mais je crois
pouvoir affirmer qu’il n’y en a pas dans tous les cas de plus important »;
et d’ajouter: « il n’y a pas de monde civilisé et de paix durable s’il n’y
a de respect absolu et complet devant la juridiction internationale et ses
arrêts ». Dans la foulée, il forma le vœu suivant: « que, dans les
années (qui viendraient), (l’) activité (de la Cour) (devînt) chaque jour plus
importante ». C’est cette séance inaugurale que la Cour a désormais pris
coutume de commémorer solennellement à fréquence quinquennale; elle l’a fait
pour la dernière fois en 2016. Mais que dire aujourd’hui, soixante-quinze ans plus
tard, du vœu de M. Spaak? Le succès croissant qu’a connu l’activité de la CIJ
depuis 1946 ne souffre aucune controverse: on peut donc conclure sans
hésitation qu’à ce jour ce vœu a été exaucé! Mais peut-être est-il utile de
rappeler ci-après, à grands traits, les étapes les plus caractéristiques du
développement de cette activité au fil des trois quarts de siècle écoulés.
Le monde face auquel la CIJ s’est trouvée en 1946
différait radicalement de celui qui avait présidé à la naissance de sa
devancière. Les nouvelles données
sociologiques de l’immédiat après-guerre, le système de sécurité
collective original institué par la Charte des Nations Unies et les réalités
institutionnelles spécifiques qui en sont dérivées ont contribué à privilégier
le règlement politique des différends sous l’égide des « puissances
victorieuses », siégeant en permanence, avec un droit de véto, au Conseil
de sécurité. La « paix par la justice et le droit », si présente dans
les esprits en 1899-1907, puis en 1919-1920, passa quelque peu au second plan,
et ainsi en alla-t-il du règlement juridictionnel. Aucun traité de paix, à
l’issue du second conflit mondial, n’avait confié à la CIJ de responsabilité
particulière pour en traiter les séquelles. Cet état de fait global et la
survenance rapide de la guerre froide ont sérieusement pesé, dans un premier
temps, sur la velléité des Etats de porter devant la Cour leurs différends
(politiquement) les plus importants: les grandes crises internationales, qui
posaient des problèmes de sécurité immédiats, ont ainsi largement échappé à
l’examen de la Cour pendant ses premières décennies d’activité.
A cette date, la CIJ a
rendu un nombre impressionnant de décisions: pas moins de 143 arrêts et 28 avis
consultatifs, ainsi que de très nombreuses ordonnances, dont certaines à
contenu normatif substantiel, tranchant avec effet obligatoire diverses
questions se posant dans le cadre de procédures incidentes ( indication de
mesures conservatoires, admissibilité de demandes d’intervention ou de demandes
reconventionnelles, etc.). Le rythme auquel les affaires et les prononcés se
sont succédé, ainsi que leur nature, ont considérablement varié dans le temps.
Avant de revenir brièvement sur leur évolution, deux observations s’imposent
d’emblée. Tout d’abord, il appert que l’activité contentieuse de la CIJ a été
singulièrement plus intense que son activité consultative, en net contraste
avec la pratique à l’époque de la CPJI, laquelle était fréquemment saisie par
le Conseil de la SdN de demandes d’avis, y inclus sur des différends pendants:
ce déséquilibre s’est d’ailleurs progressivement renforcé avec temps, ce qui ne
laisse de susciter des interrogations et doit être regretté, compte tenu des
vertus préventives avérées de la procédure consultative en matière de solution
pacifique des différends, et du fait qu’elle constitue un instrument
inestimable de promotion de l’état de droit et de développement du droit
international. Deuxièmement, eu égard aux changements profonds qu’a subis la
communauté internationale depuis les années 1960, les affaires contentieuses
soumises à la CIJ sont rapidement sorties du cadre européen dans lequel la CPJI
avait été largement confinée: quelque 100 Etats, appartenant à toutes les
régions du monde, ont aujourd’hui été parties à des affaires devant la Cour
(dont près de 30 Etats africains et 20 asiatiques, ainsi qu’une quinzaine
d’Etats latino-américains).
S’agissant de
l’évolution de l’activité judiciaire de la Cour dans le temps, deux périodes
peuvent être globalement distinguées: de 1946 à la fin des années 1970; et des
années 1980 à ce jour. La première, quoi qu’on ait pu en dire, a été
fondamentale pour la Cour. Il est vrai qu’après la fameuse affaire du Détroit de Corfou (1947-1949), la volonté des Etats
de soumettre à la Cour des différends juridiques à «haute densité politique» a
largement fait défaut. Jusqu’à la fin des années 1970, ses arrêts ont
principalement porté sur des questions territoriales (titres historiques,
conventions de délimitation, « effectivités », coutumes locales,
acquiescement) et maritimes (lignes de base, délimitation du plateau
continental, extension unilatérale de droits de pêche), ainsi que de protection
diplomatique (nationalité effective, protection des droits des actionnaires).
Sans doute peu spectaculaire, cette activité, de nature plutôt préventive, a eu
raison, de manière durable, de nombreuses tensions et a efficacement concouru
au développement du droit international. En même temps, la Cour a donné une
série d’avis consultatifs hautement marquants dans des domaines aussi variés
que le droit de l’Organisation des Nations Unies (conditions d’admission,
personnalité juridique internationale et réparations, contributions étatiques),
les réserves à la Convention pour la prévention et la répression du crime de
génocide, l’interprétation de traités de paix, les conséquences des décisions
du Conseil de sécurité ( concernant spécifiquement la Présence
continue de l’Afrique du Sud en Namibie)
ou l’acquisition de la souveraineté territoriale et le droit à l’auto-détermination
(problème du Sahara occidental): tous ces avis
ont contribué de façon notoire au renforcement de l’état de droit et de
l’Organisation. Durant cette période, la Cour a rendu 42 arrêts (dont 16 sur
des questions de compétence ou de recevabilité), 16 avis consultatifs et 8
ordonnances en indication de mesures conservatoires. Son rythme d’activité
judiciaire modéré lui a permis de réexaminer en profondeur son Règlement et ses
procédures à partir de 1968, un exercice de longue haleine qui a débouché sur
une révision partielle du Règlement en 1972 et l’adoption d’un Règlement
entièrement révisé en 1978 (lequel, légèrement retouché depuis, est toujours en
vigueur): le but en était d’accroître l’attractivité de la Cour, en simplifiant
les procédures et en facilitant l’accès aux chambres ad
hoc.
A la fin des années
1970, des changements significatifs se sont produits. La Cour a commencé à
connaître de différends associés à des menaces plus immédiates pour la paix et
la sécurité internationales. Des affaires telles que celles du Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran
(1978-1979), des Activités militaires et paramilitaires au
Nicaragua et contre celui-ci (1984-1991) ou du Différend
frontalier (Burkina Faso/Mali) (1984-1986) ont donné à la Cour
l’occasion d’exercer ses fonctions judiciaires en situation de crise
internationale aiguë. Dans ce contexte, elle a précisé que le recours parallèle
à un autre mode de règlement pacifique (en particulier le Conseil de sécurité)
n’était pas en soi un obstacle à l’accomplissement de sa mission. Par la suite,
elle a été saisie de certains aspects de conflits parmi les plus graves des
dernières décennies, tels ceux de la région des grands lacs en Afrique (affaire
des Activités armées sur le territoire du Congo)
ou des Balkans (affaires concernant l’Application de la
Convention pour la prévention et la répression
du crime de génocide). La Cour n’est
pas seulement intervenue de façon urgente dans ces affaires (notamment par la
voie de l’indication de mesures conservatoires
de portée sans précédent), alors que des
atrocités étaient commises sur le terrain, mais aussi ultérieurement, aux fins
d’établir la responsabilité des Etats intéressés et de faciliter la restauration
de relations apaisées, voire amicales, entre eux. Elle a été amenée, dans ces
circonstances, à sensiblement développer sa jurisprudence en matière de recours
à la force et d’exercice du droit de légitime défense, ainsi que d’application
du droit humanitaire, une jurisprudence qu’elle a pu confirmer et affiner dans
quelques avis consultatifs de grand retentissement (Licéité
de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires; Conséquences juridiques de la
construction d’un mur en Territoire palestinien occupé). Par
ailleurs, tout au long de cette période ont été soumis à la Cour maints différends qui, sans porter
directement sur le recours à la force, s’étaient matérialisés dans un contexte
armé, en divers points du globe, du Caucase à
l’Asie du Sud-Est. En parallèle, la CIJ a continué de développer, de
façon chaque fois plus substantielle, et à un rythme accéléré, sa jurisprudence
dans ses domaines d’activité traditionnels: différends territoriaux (par
exemple sur la relation entre titre écrits et « effectivités »),
questions de délimitation maritime (cristallisation des nouvelles normes du
droit de la mer et établissement d’une méthodologie de délimitation claire et
efficace, en trois étapes, d’application générale quand la configuration des
côtes le permet) et protection diplomatique (protection des droits des sociétés
et des droits propres des actionnaires
ou des gérants). Il échet d’ajouter qu’au-delà, le champ opératoire de la
jurisprudence de la Cour s’est logiquement étendu à mesure que s’étendait celui
du droit international lui-même, et que la Cour a récemment rendu des décisions
innovatrices dans des matières telles que la protection des droits fondamentaux
de la personne humaine (Ahmadou Sadio Diallo)
ou celle de l’environnement (Usines de pâtes à papier;
Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve
San Juan), en formulant pour la première fois des considérations de
grand intérêt sur la réparation du dommage environnemental (Certaines
activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière). Au
cours de la période 1979-2021, la Cour a prononcé 101 arrêts (dont 40 sur des
questions de compétence ou de recevabilité), 12 avis consultatifs et 45
ordonnances relatives à des mesures conservatoires. Pendant les 40 dernières
années, elle a traité trois fois plus d’affaires contentieuses qu’auparavant et
rendu plus du double d’arrêts; en revanche, le nombre d’avis consultatifs
donnés a diminué et est tombé de quasi 40% du total des décisions de la Cour
(hors ordonnances) à quelque 12%; enfin, autre développement significatif, le recours
aux procédures incidentes (en particulier les demandes en indication de mesures
conservatoires) s’est très nettement accru.
A titre d´exemple concernant le fonctionnement de la justice internationale de La Haye, photo de la délégation du Costa Rica pendant une audience publique tenue lors de l´une des affaires l´opposant au Nicaragua devant les juges de la CIJ, extraite de cette note de presse du Tico Times (Costa Rica). Cette photo ne figure pas dans la version originale de l´article, et a été ajoutée par les éditeurs de derechointernacionalcr.blogspot.com afin d´illustrer sa lecture depuis le Costa Rica pour les lecteurs et juristes costariciens.
L’aperçu qui précède,
nécessairement sommaire, montre à suffisance qu’en soixante-quinze ans
l’activité de la CIJ s’est considérablement renforcée. Assurément, depuis les
années 1990, la communauté internationale s’est progressivement
« juridictionnalisée » et le contexte général est redevenu
globalement plus favorable au règlement judiciaire. La Cour a indubitablement
bénéficié de ce nouveau climat, plus propice à l’accomplissement de sa mission
en qualité tant d’organe judiciaire principal des Nations Unies que
d’« organe du droit international ». Mais elle a également su gagner
la confiance de ses justiciables en témoignant, par son action propre, de ce
qu’elle constituait un mode de solution pacifique des différends efficace face
aux réalités complexes du monde contemporain, et très peu onéreux (son budget
demeure inférieur à 1% du budget régulier de l’ONU), qui n’en sacrifie pas pour
autant ses impératifs immanents de développement continu d’une jurisprudence
cohérente et de haute qualité. La CIJ est ainsi apparue comme étant non
seulement garante de sécurité et de prévisibilité pour les Etats, mais aussi
capable de leur offrir des solutions concrètes et durables non disponibles
ailleurs. La paralysie dont les organes politiques ont souvent à pâtir lui est
étrangère; et les limites que peut engendrer le caractère éphémère ou
spécialisé d’autres juridictions n’affectent en rien son action.
Le 18 avril 1996, le Président Mohamed
Bedjaoui, ouvrant la cérémonie du cinquantenaire de la Cour, se félicitait du
« bel âge » qu’elle avait atteint. Ces mots évoquent immanquablement la
célèbre mise en garde de Fénélon dans les Aventures
de Télémaque: « Souviens-toi que ce bel âge n’est qu’une fleur
qui sera presque aussitôt séchée qu’éclose ». Heureusement, force est de
constater, un quart de siècle plus tard, qu’échappant aux outrages du temps, la
CIJ, riche de sa fertile expérience, s’épanouit avec une sereine autorité dans
ce « bel âge »...On lui souhaite qu’il en soit longtemps encore
ainsi!
(*) Ce texte a été publié dans la revue MagazineDiplomat (La Haye, Pays Bas), édition du 16 avril 2021, et est disponible ici .Nous remercions la confiance des éditeurs de MagazineDipomat afin de nous permettre sa publication sur notre site et sa divulgation au Costa Rica.
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