In Memoriam: Antônio Cançado Trindade (1947-2022) / par S.E. Philippe Couvreur
Antônio Augusto Cançado Trindade
Par SE Philippe Couvreur
Ce 29 mai 2022 s’est éteint à
Brasilia, où il avait longtemps enseigné, Antônio Cançado Trindade,
un illustre intellectuel et juriste, un homme de convictions, défenseur
infatigable des idéaux les plus nobles, un être d’une profonde bonté d’âme et
d’une grande simplicité, un joyeux compagnon et un ami très cher.
Rien ne pouvait laisser
pressentir que cet homme si robuste et dynamique, travailleur acharné, toujours
engagé avec enthousiasme et bonne humeur dans de nouveaux projets,
passionné d’écriture, de livres et de musique (mais aussi, comme maints de ses
compatriotes, de football) et doté d’un sens de l’humour de tous les instants,
allait soudain connaître, au cours des deux dernières années, tant d’épreuves
qui, à chaque fois surmontées avec un courage et une sérénité exemplaires, fort
de l’appui de sa famille, avaient fini par laisser renaître tous les espoirs
d’un rétablissement durable et d’une reprise prochaine de ses nombreuses
activités, jusqu’à ce que la dernière eût raison de sa vie, ce triste jour de
mai 2022…
Hélas, la souffrance humaine, si
présente dans son oeuvre et qu’il avait tant à cœur de soulager, et, en
définitive, la mort elle-même, sont indissociables de la vie…
Antônio Cançado avait vu le jour
à Belo Horizonte (Brésil) en 1947. Après des études de droit à l’Université
fédérale de Minas Gerais, il s’était spécialisé en droit international à
l’Université de Cambridge, dont il sortit docteur en 1977 avec une thèse très
remarquée sur la règle de l’épuisement des voies de recours internes, qui lui
valut le prix Yorke. De retour dans son pays natal, il fut d’emblée nommé
professeur titulaire de droit international public à l’Université de Brasilia
(1978) et au prestigieux Institut diplomatique de Rio Branco (1979), charges
qu’il conserva jusqu’à son élection à la Cour internationale de Justice en
2009.
Sa bienveillance naturelle et de
son sens aigu de l’humanisme expliquent sans doute l’intérêt particulier
que le professeur Antônio Cançado Trindade nourrit presque instantanément
pour la protection internationale des droits de l’homme, à l’éveil duquel la
préparation de sa thèse ne fut assurément pas étrangère. Il se convertit
rapidement en l’une des plus éminentes autorités en la matière, et, pendant des
décennies, fut appelé à partager son impressionnant savoir, solidement ancré
dans l’histoire du droit des gens, et ses très vives aspirations à la
« ré-humanisation » progressive de ce droit, dans les établissements
d’enseignement et autres institutions académiques (Académie de droit international
de la Haye, Institut international des droits de l’homme de Strasbourg,
Institut inter-américain des droits de l’homme, etc.) les plus en vue du monde.
Les honneurs divers qu’il y reçut ne se comptèrent bientôt plus.
En même temps, Antônio Cançado eut
le privilège d’être confronté durant de longues années aux réalités exigeantes
et aux servitudes multiples de la « politique juridique extérieure »,
exerçant des tâches aussi variées que celles de conseiller juridique du
ministère des relations extérieures du Brésil, représentant du Brésil à maintes
conférences internationales, expert et conseiller de l’Organisation des Nations
Unies, de plusieurs de ses agences et Institutions spécialisées, ainsi que de
l’Organisation des Etats américains.
C’est donc fort d’un savoir et
d’une expérience aussi solides que complémentaires qu’il trouva assez
naturellement le chemin de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, dont
il fut successivement Juge ad hoc (1990-1994), Juge titulaire
(élu en 1995 et réélu en 2000), Vice-Président (élu en 1997) et enfin Président
(élu en 1999 et réélu en 2002). On sait combien cette institution, d’une
importance capitale sur le continent américain, le marqua…aussi profondément
qu’il allait à son tour la marquer.
Les quelque quinze années passées
au service de la Cour interaméricaine, où il se forma au difficile métier de
magistrat international, lui offrirent l’occasion d’œuvrer sans relâche, depuis
une position unique, à la promotion du respect des droits de l’homme par
l’application du droit. Il l’a constamment fait avec une totale liberté
d’esprit, fidèle à ses idéaux et en plein accord avec sa conscience d’homme et
de juge, privilégiant invariablement la générosité des objectifs assignés à la
règle juridique par rapport à ses rigidités formelles, une règle qu’il s’est
toujours évertué à humaniser, en l’interprétant de façon ouverte, dynamique et
évolutive, pour lui conférer un maximum de ce qu’il estimait être son
effet utile.
Antônio Augusto Cançado Trindade, Juge à la Cour internationale de Justice et
Président de son Comité de la Bibliothèque.
Élu membre de la Cour
internationale de Justice en 2009, et réélu en 2018, Antônio Cançado Trindade
s’y est inscrit dans la lignée des illustres juristes brésiliens qui l’y
avaient précédé (Azevedo, Carneiro, Sette-Camara et Rezek); de tous, il fut
celui qui siégea le plus longtemps à la Cour. Il lui insuffla un esprit
nouveau. La Cour bénéficia à la fois de son savoir encyclopédique, qui n’avait
d’égal que sa jovialité et sa modestie, et de sa vision éminemment progressiste
du droit international, qui ne s’en nourrissait pas moins aux sources mêmes de
celui-ci, les enseignements de ses pères fondateurs. Elle s’enrichit aussi de
son expérience judiciaire antérieure. Antônio Cançado devait toutefois
désormais exercer ses fonctions de juge dans un cadre assez différent. La Cour
internationale de Justice, ouverte aux seuls Etats au contentieux, ne constituait
en effet pas une cour des droits de l’homme, même si, avec l’extension
progressive du champ d’application matériel du droit international, elle avait
été amenée à en traiter des aspects chaque fois plus variés. La présence
exclusive des Etats devant la Cour, et leur rôle encore fréquemment
prépondérant dans les relations juridiques internationales, furent pour lui
l’objet de préoccupations et de frustrations constantes.
Que les droits des individus
fussent directement ou plus médiatement en cause dans les affaires qu’il eut à
traiter, le Juge Antonio Cançado, faisant preuve d’une vigilance sans faille,
n’a jamais manqué l’occasion de remettre les intérêts de la personne humaine –
qu’il regardait comme sujet plénier et permanent du droit international –
au centre du débat, les faisant primer sur ceux des Etats, conformément aux
exigences de ce qu’il dénommait le « nouveau jus gentium »
et au « principe d’humanité ». Ce dernier devait selon lui trouver
application bien au-delà des limites formelles du droit humanitaire et fonder
les règles les plus essentielles de l’ordre juridique international, telles
celles de l’interdiction du génocide et de la torture ou du droit à
l’autodétermination des peuples, toutes règles qu’il considérait relever du jus
cogens en vertu d’une opinio juris communis, émanation de
la conscience universelle.
Dans les très nombreuses opinions
qu’il signa, il n’eut de cesse de militer en faveur d’une « justice
objective », propre au droit naturel, et de s’insurger contre les
« effets pervers » du volontarisme étatique et du formalisme
juridique, qu’il regardait comme des phénomènes, non seulement obsolètes et
toxiques, mais aussi gravement immoraux, dès lors qu’ils étaient susceptibles
de porter atteinte aux droits des personnes (« La Cour ne peut rester
indifférente …au sort des êtres humains, ainsi qu’à leurs souffrances…il
demeure nécessaire (pour elle) d’atténuer (ces) souffrances…, en
faisant en sorte (avant tout) que justice soit faite »). Au
« jus voluntarium » sécrété par les Etats devait, pour Antônio
Cançado, se substituer le « jus necesarium » dérivé
des valeurs objectives de l’humanité toute entière. Maintes fois, le
positivisme juridique, participant à son sens d’une « vision myopique du
droit », a constitué la cible de ses attaques; il n’y voyait rien de moins
qu’un facteur de « fossilisation du droit international »,
responsable de son maintien dans un état de « sous-développement ».
Ainsi n’a-t-il pas hésité à
soutenir que le consentement des Etats à la juridiction de la Cour devait être
interprété de manière à donner aux clauses compromissoires insérées dans les
conventions de protection des droits de l’homme un effet utile maximal conforme
à la nature et à l’objet de celles-ci (« La Cour ne peut demeurer l’otage
du consentement des Etats »; « la conscience l’emporte sur la
volonté ») ou que le droit d’accès des individus à la justice et leur
droit à un procès équitable (droits fondamentaux relevant d’un jus
cogens qu’il regrettait parfois être en voie de
« déconstruction ») devaient primer sur les immunités des Etats (non
destinées à leur assurer l’impunité) lorsque des violations graves du droit
international étaient en cause (« Il est inadmissible…que des Etats
prétendent s’accorder pour suspendre des droits naturels de la personne
humaine »). Dans le même esprit, le Juge Cançado s’en est pris à certaines
« fictions juridiques », aujourd’hui si communes, telles celle de la
protection diplomatique (« fiction vattelienne »), insistant sur ce
que toute reparatio dans ce cadre devait être
« déterminée du point de vue des victimes », dès lors que « les
êtres humains – et non les Etats – (devaient) bénéficier des réparations des
violations des droits de l’homme commises à leur détriment ». D’une
manière plus générale, l’éminent Juge a par ailleurs fréquemment mis en relief
l’importance de la renaissance d’une « justice réparatrice » des
souffrances de l’humanité, qu’il appelait de tous ses vœux.
En dépit de son activité
judiciaire intense, Antônio Cançado a réussi à poursuivre, à un rythme soutenu,
les activités académiques et de recherche qu’il affectionnait tant, apportant
une contribution substantielle aux travaux des nombreuses institutions de
prestige dont il était membre (telles l’Institut de Droit international ou l’Academia
brasileira de Letras juridicas) et ne renonçant jamais à écrire, au point
que l’on peut affirmer sans hésitation qu’il est l’un des auteurs les plus
prolifiques de sa génération (près de 80 ouvrages et 800 articles ou autres
publications).
Tout départ d’un être cher laisse
un vide cruel auprès de ses proches et de ses amis. Celui d’Antônio Cançado
Trindade laissera assurément aussi un vide énorme au sein de la communauté
universelle des juristes. On doit à l’illustre défunt, parmi tant d’autres
œuvres, un petit opuscule publié en 2013 à Valence et intitulé « Conversación
con Antonio Augusto Cançado Trindade. Reflexiones sobre la Justicia
Internacional », qui contient ces très belles paroles:
« La
verdad es que hay una relación íntima de los vivos con sus muertos, que
los “posmodernos”, en su
pobreza de espíritu, han dejado de cultivar, sometidos como están a la
tiranía del “aquí ” y del “ahora”. En cambio, las culturas más antiguas
de América latina enseñan que nuestros muertos siguen vivos dentro de nosotros,
y solo mueren definitivamente el día en que nos olvidamos de ellos ».
S’il est vrai que la véritable
mort est l’oubli, l’ami Antônio vivra, car il demeurera longtemps encore
présent dans nos mémoires.
Note de Nicolas Boeglin: cet article a été publié sur le site de DiplomatMagazine (La Haye) le 30 mai 2022 (disponible ici) et nous tenons à remercier très sincèrement ses Directeurs de nous avoir autorisé à le rééditer sur notre site au Costa Rica, un pays que connaissait fort bien Antônio Augusto Cançado Trindade pour y avoir vécu plusieurs années et noué des amitiés très solides. Alors qu'il était Directeur Exécutif de l´Institut Inter-américain des Droits de l´Homme (IIDH), nous avions eu le grand honneur de participer avec lui au comité d´organisation afin de recevoir, pour la première (et unique) fois le Programme Extérieur de l´Académie de Droit International de La Haye au Costa Rica (voir texte complet de l´ouvrage publié sur cette mémorable session extérieure réalisée en 1995).
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